• Mex DWN (2)

    Chapitre 2

  • Elle marcha longtemps. Un vent frais caressait son visage et ses jambes nues. Dans ses souvenirs, le trajet lui paraissait bien moins long. Un taxi passa à sa gauche, elle songea à lui faire signe mais se ravisa. Si sa mémoire était bonne, elle n'était plus très loin. En effet, il lui suffisait de tourner la tête pour apercevoir les lumières du petit studio en contrebas. Avec son aspect de vulgaire bloc de béton et son toit en terrasse, il faisait un peu tâche au milieu du décor ultramoderne et architectural de la ville dans son ensemble.


  • Perdue dans ses pensées, elle écoutait les bruits de la ville. Après avoir marché si vite, elle s'apprêtait à faire une petite pause au sein du halo de lumière projeté par la vitrine d'une boutique, lorsque son portable se remit à sonner. "Décidément, c'est la soirée..." pensa-t-elle.

    Comme à son habitude, elle décrocha sans même jeter un œil à l'écran. C'est alors qu'une voix fluette bien connue retentit une nouvelle fois pour scander d'un ton enjoué : « Derrière toi Sherlock ! »

    Elle obéit et se retrouva nez à nez avec la figure lointaine de Bianca, gracieusement baignée par la lumière d'un lampadaire.


  • « Qu'est-ce que tu fais ? Je te croyais au studio ? » Interrogea la brune en arrivant face à son amie.

    « Changement de plan express ! Rétorqua cette dernière. Laisse tomber, ils sont tous partis, ça va fermer d'une minute à l'autre. De toute façon j'aurais jamais eu le temps de finir ce soir. Au lieu de ça, tu sais quoi ? Toi et moi on va faire la fiesta ! Pour fêter ton retour, tu me dois bien ça ! »


  • De toutes les choses que Tasha n'avait pas envie de faire, "la fiesta" apparaissait dangereusement proche de la toute première place sur la liste. Pourtant elle ne pouvait refuser ça à Bianca. Malgré son épuisement dû au voyage et à son récent emménagement, elle n'avait pas la force de refuser un moment privilégié avec une amie proche qu'elle n'avait pas vue depuis plus d'un an.

    « C'est d'accord, déclara-t-elle dans une vaine tentative de cacher son manque d'enthousiasme, qu'est-ce que tu proposes ? »

    Surexcitée, comme à son habitude, Bianca effectua une ébauche de danse de la joie puis saisit son amie par les épaules afin de la guider dans la direction opposée au studio.

    « Tu vas voir, je connais un endroit faaaantastique ! Ils servent des cocktails monstres ! Et tu sais c'est quoi l'mieux ? J'ai réussi à me procurer une carte qui mène à l'espace V.I.P on va tellement... »

    Elle s'interrompit brusquement, une expression horrifiée sur les lèvres. Son visage venait de pâlir d'un coup.

    « Qu'est-ce qui se passe ?

    - J'ai oublié mon portefeuille ! Au studio ! »


  • Tenir le rythme face à la sprinteuse la plus aguerrie de toute la ville ayant oublié son portefeuille dans un studio sur le point de fermer ses potes n'est pas chose aisée. Encore moins lorsqu'elle a l'habitude de hurler son désespoir à qui veut l'entendre au travers de sa course.

    Lorsque les deux jeunes femmes arrivèrent, essoufflées, devant la porte principale du studio, elles réalisèrent avec soulagement que les lumières n'étaient toujours pas éteintes.

    « Y'a encore quelqu'un ! » s'exclama Bianca entre deux souffles rauques.


  • « On dirait que la porte est verrouillée. Tu as une clé j'imagine ?

    - Malheureusement non. EHHH OOOOOOHHH !? Y'A QUELQU'UN !? OUVREZ ! 

    - Peut-être qu'ils ont tout simplement oublié les lumières... »

    « Ben tiens ! Et voilà qu'ils oublient de ne pas ouvrir la porte quand ils ne sont pas là ! Allez viens ! » Lança-t-elle en la tirant par le bras.


  • « Est-ce que tu sais où tu l'as laissé ?

    - Mmmh ... pas vraiment non. »

    « Euhm ... Tu veux de l'aide ?

    - T'inquiète pas, je vais le trouver ! J'ai juste à repasser aux endroits où je bosse le plus souvent. Mais si tu veux vraiment être utile, tu peux vérifier dans la seconde salle, au cas où.

    - Bien reçu. »


  • La seconde salle... un minuscule plateau orné de quelques lampes ainsi que deux ou trois accessoires. Rien d'autre. Pas même une surface où poser un objet. Judicieuse idée...

    « Tu sais, commença Tasha, si c'est juste une histoire de carte, au diable l'espace V.I.P, et je t'aurais payé à boire... »

    Un bruit d'objets éparpillés lui répondit, suivi d'un tonitruant :

    « Tu rigoles !? Ose donc répéter ça... c'est moi qui invite ! Et non ce n'est pas qu'une histoire de carte malheureusement, tous mes papiers sont là-dedans ! Je n'ai aucune envie de me faire voler la seule chose qui confirme que Bianca Lombard est Bianca Lombard, si tu vois ce que je veux dire... le but n'étant pas d'entamer une crise existentielle sur la raison de ma présence en ce monde... »

    "Et c'est parti" songea Tasha en détournant son attention du monologue que venait d'entamer son amie.


  • C'est alors que son attention fut accaparée par un bruit étrange derrière une porte à sa droite. La porte principale ayant été ouverte de l'intérieur, les deux jeunes femmes n'étaient évidemment pas seules dans la structure. Pourtant, cette pièce, visible de l'extérieur grâce à ses rares fenêtres, était l'une des seules dont les lumières étaient éteintes à leur arrivée.

    "Étrange..."

    « Y'a quelqu'un ? » Interrogea la jeune femme en toquant contre la porte. Pas de réponse. Elle tourna la tête et constata que Bianca était probablement partie poursuivre ses recherches dans une autre pièce.


  • Elle posa précautionneusement la main sur la poignée, sans trop d'espoir. A sa grande surprise, elle tourna et la porte pivota légèrement sur ses gonds.

    « Eh oh ? Y'a quelqu'un ? J'entre... »

    Elle regretta vite sa décision lorsqu'un seau rempli d'eau glacée se déversa sur sa tête. Elle poussa un cri strident tandis que le liquide gelé lui coupa temporairement la respiration.

    Pliée en deux, elle tenta de reprendre calmement son souffle en ignorant la sensation horripilante de ses vêtements trempés contre sa peau parsemée de chair de poule.

    « Mon-dieu-que-c'est-malin... » marmonna-t-elle entre ses dents. Setup rapide, farce stupide... tout pour amuser la galerie. C'est pourquoi elle s'attendait à ce que retentisse un assourdissant éclat de rire d'un instant à l'autre.

    Il n'en fut rien.


  • Elle se débarrassa du seau et entreprit d'essuyer son visage dégoulinant. A travers sa frange mouillée elle entraperçut une silhouette à la posture élégante se détachant en contre jour face aux lumières de la ville. Un long soupir rauque plus tard, une voix suave dotée d'un mélodieux accent italien vint rompre le silence s'insinuant entre les quintes de toux d'une régularité métronomique.

    « Et les séquelles de l'abandon, comme un seau d'eau glacée, se répandent sur mon corps et dans mes veines, noyant mon âme dans une mélancolie sans fond... 

    - Natalia... ? »


  • Comme lassée de sa mise en scène orchestrée, la dénommée Natalia Griffin, actrice de renommée, se détourna de la fenêtre et fusa sur l'interrupteur le plus proche, baignant la pièce d'une lumière jaunâtre mêlée de teintes rouges, contrastant fortement avec l'éclairage froid du studio.

    « Ça te plaît ? C'est dans ma nouvelle pièce. Ça parle d'une femme abandonnée par son mari qui part à la guerre. C'est ça qui m'a donné l'idée de cette plaisanterie puérile. » Déclara-t-elle en s'appuyant contre le bureau. Elle toisait désormais la nouvelle venue de son regard perçant. D'un ton peu amène, elle ajouta : « Bienvenue à la maison. »


  • « J't'en prie... sois pas si dramatique... Enfin, je sais, tu es un peu payée pour mais j'ai eu une dure journée et... Enfin bon. Explique-moi. Tu m'en veux d'être partie, c'est ça ? »

    « T'en vouloir... Ha ! J'aurais donné cher pour que mes cicatrices disparaissent aussi soudainement que TOI ! »

    « Natalia ! »


  • « D'accoooord ! C'est d'accord... tu me connais trop bien... Ou peut-être que je joue simplement très mal. Ça ne m'étonnerait même pas. » Gémit-elle de son accent chantant.

    Avant que Tasha ne puisse répondre, elle lui tourna de nouveau le dos et retourna noyer ses yeux dans le paysage nocturne en arborant son emblématique posture théâtrale. Un instant plus tard, ses muscles se détendirent, ses épaules s'affaissèrent. Le contraste fut si flagrant que la jeune femme se demanda s'il ne s'agissait tout simplement pas d'un changement de personnage dans la représentation dramatique permanente qu'était la vie de Natalia.

    « J'en ai souffert quand même tu sais... Et même si maintenant j'en rigole, honnêtement ça a été plutôt difficile à vivre. Au début tout allait bien, je me disais que malgré la distance, je pouvais toujours te parler si j'en avais besoin, parce que tu répondais toujours... et puis c'est devenu plus rare. Tu répondais une fois sur deux, et ça a diminué jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Je comprends que tu aies eu envie de changer de vie... j'aurais fait la même chose si j'avais pu... mais j'aurais aimé pouvoir croire que si jamais quelque chose se reproduisait j'aurais pu t'en parler, même si, heureusement pour moi, tout s'est bien terminé au final... »


  • « Mais tu pouvais Natalia ! J'ai jamais été très douée pour ce qui est des salutations d'usage mais un mot de ta part, un seul mot concernant Dan et j'aurais rappliqué à l'aéroport, j'aurais...

    - Stop... stop stop stop. Assez de mensonges.

    - Mais ... !

    Elle se retourna furieusement, les yeux légèrement humides. Un temps mort s'ensuivit, puis elle les frotta rageusement avec une exclamation agacée.

    « Écoute... je comprends tu sais. Je comprends. Et j'ai arrêté de t'en vouloir il y a longtemps. J'ai pas envie d'être le genre de filles qu'on aide une fois et qui deviennent dépendantes, qui enferment leur bienfaitrice dans une espèce de... contrat d'amitié à temps plein. C'est vrai que j'ai eu mes moments de crise, et me sentir abandonnée n'a pas arrangé les choses mais je ne suis plus une petite fille. Ton absence m'en a plus appris que tout ce que j'aurais jamais osé reconnaître seule, même si ça n'a pas toujours été joyeux. »

    Tasha sentit ses joues s'empourprer et ses yeux picoter. Elle redécouvrait une sensation qu'elle avait pensé fuir, et qu'elle pensait ne plus jamais avoir à affronter dans de telles proportion : la honte. A présent une seule pensée tournait dans sa tête comme un disque rayé, pensée qu'elle n'avait pas la force d'exprimer. "J'aurais dû être là."

    "J'aurais dû être là. J'aurais  être là" 

    Cet homme, Daniel Lauren, avait laissé derrière lui une femme brisée, physiquement comme mentalement, qu'elle-même Tasha Schaditski avait remise sur pieds, par la force de ses mots et la douceur de ses actes... pour finalement abandonner son poste quand on avait le plus besoin d'elle.


  • La douce voix exotique de Natalia vint de nouveau mettre un terme à ses pensées destructrices.

    « Tasha... Écoute, tout ça n'est pas à propos de moi. Tu n'as rien à me prouver, et même si c'est encore difficile pour moi d'en parler sans me comporter comme une ado effrayée, je te promet que tout ira bien et que tu n'as rien à te faire pardonner... du moins, pas auprès de moi... »

    La jeune femme releva les yeux, accrochant à son interlocutrice ses iris azur dans lesquels on pouvait lire une crainte encore plus grande que celle d'être jugée.

     


  • « Elle s'est réveillée, tu sais... Oh oui, tu sais. » Commença la belle rousse.

    Nouveau temps mort. Tasha redoutait chaque son s'apprêtant à sortir de la bouche écarlate qui lui faisait face.

    « Elle s'est réveillée, et il paraît qu'elle est furieuse. » murmura Natalia.


  • « ENFIN je te retrouve ! S'exclama Bianca en ouvrant brutalement la porte. Tiens, salut Nat' ! Qu'est-ce que vous... »

    « Woah ? Mais qu'est-ce que... »



  • Elle rentra chez elle et claqua la porte. Puis elle resta là, appuyée contre la paroi, dégoulinante d'eau de pluie, pendant plusieurs minutes. Au fond de la pièce, un miaulement feutré se fit entendre, elle l'ignora complètement. Au fond de sa poche, son téléphone se mit à vibrer. Malgré son envie de le jeter par la fenêtre, elle le sortit délicatement et jeta un œil à l'écran.

    Après quoi elle porta l'appareil à son oreille, sans dire un mot.


Carrot