• Cinq minutes s'écoulèrent, puis dix, puis vingt... toujours selon le même cycle sonore. Maladroitement immobile entre deux lavabos, Tasha finit par réaliser que sa présence n'était peut-être plus nécessaire désormais. Elle aurait aimé aider la jeune femme, et le fait de ne pas savoir dans quel état elle allait sortir de ces toilettes ne la rassurait pas le moins du monde, pourtant elle était dans l'incapacité de joindre qui que ce soit dans l'entourage de la malade ; du moins pas tant que cette dernière restait prostrée le nez dans son trône de céramique derrière une porte verrouillée. De plus, tenir une conversation ne semblait pas envisageable pour le moment. 

    Quitter les lieux sans mot dire n'était probablement pas une solution non plus mais, bien qu'elle n'eût à proprement parler rien d'autre à faire à l'heure actuelle, elle n'avait pas pour autant l'intention d'attendre des heures dans les toilettes d'un bar qu'une illustre inconnue veuille bien se remettre de son triste état, ou simplement daigner lui adresser la parole... Elle pesa le pour et le contre pendant plusieurs minutes supplémentaires, bataillant sa conscience et sa culpabilité, sans réaliser que les bruits, de l'autre côté de la fine porte de la cabine, avaient cessé.


  • Ce fut lorsqu'elle s'éjecta de son recoin carrelé, sa décision enfin prise, qu'elle entendit la porte pivoter sur ses gonds.


  • En se retournant, elle se retrouva nez à nez avec la jeune femme, titubant maladroitement hors de sa cabine. Appuyée contre la porte, elle avait le teint verdâtre, l'une de ses mains reposait sur son estomac tandis que l'autre massait son front avec mollesse. Derrière elle, la cuvette des toilettes était par endroit ornementée d'une substance peu engageante. Elle semblait à deux doigts de s'écrouler par terre.

    Malgré son envie de lui venir en aide, elle eut un instant d'hésitation, puis finit par abdiquer. Ce n'était pas comme si elle avait quoi que ce soit à craindre d'une jeune femme ivre au delà du raisonnable et tenant à peine sur ses pieds.


  • « Hey ... hum... ça va ?

    - Non. » Répondit sèchement la jeune femme avant d'être prise d'une violente quinte de toux qui la fit manquer de re-vomir à plusieurs reprises.

    Puis son agressivité retomba aussi soudainement qu'elle apparut. Elle avait à présent l'air d'une enfant perdue. Lorsqu'elle releva les yeux, elle était au bord des larmes. Sa lèvre inférieure tremblota pendant plusieurs secondes. Elle semblait sur le point de parler, mais se ravisa.

    « Jaaaaniiiiisssss... » finit-elle par gémir.

    Redoutant une incontrôlable crise de larmes, Tasha se rapprocha d'avantage.

    « Non non non ! Paniqua-t-elle. Elle va revenir, ne t'inquiète pas ! »

    Lui mentir n'était peut-être pas la décision la plus intelligente mais, dans le feu de l'action, elle espérait que ce soit suffisant. Malheureusement pour elle, ce ne fut pas le cas.

    La jeune femme réagit violemment. Elle se redressa brusquement, prête à exploser de nouveau, mais dès que son regard se planta dans celui de Tasha, elle s'immobilisa complètement, la bouche ouverte, et les yeux écarquillés par la surprise.

    « TOI ! » finit-elle par s'exclamer.

    Surprise, Tasha eut un mouvement de recul, rapidement compensé par l'avancée de la jeune femme qui ne cessait de se rapprocher d'elle en contemplant son visage avec un air de fascination absolue.

    « Qu ... Mais ... Est-ce qu'on se connait ? » lâcha-t-elle, de plus en plus mal à l'aise.


  • Suite à cette question, son interlocutrice éméchée sembla s’intéresser encore plus à sa structure faciale, puis après quelques secondes supplémentaires, elle se redressa et proclama un "hum hum" accompagné d'un hochement de tête négatif, ce qui donna à Tasha le temps de se réfugier à une distance un peu plus raisonnable.

    « Mais t... TOI, continua-t-elle, à présent prise d'un hoquet, TOI tu peux... tu peux... d... »

    De plus en plus confuse, Tasha regrettait à présent entièrement l'intégralité des choix qu'elle avait pu faire depuis le début de cette soirée. Désormais elle ne cessait de jeter des coups d’œil angoissés de droite à gauche, espérant trouver une ouverture qui lui permettrait de quitter les lieux au plus vite. Malheureusement pour elle, la jeune femme sembla s'en rendre compte et, en moins d'une seconde, la pauvre Tasha se retrouva plus ou moins projetée contre le mur. Malgré la douleur au niveau de ses omoplates et l'incongruité de la situation dans laquelle elle venait de se fourrer, elle eut tout de même suffisamment de recul pour se demander comment une femme vraisemblablement ivre au point de ne presque plus tenir sur ses jambes pouvait faire preuve d'autant de réactivité et de coordination.

    Elle fut vite ramenée à la réalité des choses lorsqu'une haleine alcoolisée lui souffla dans la figure quelque chose comme :

    « Elle est p... partiiiie ... mais toi ... TOI tu peux... la remplacer !

    - QUOI !? »

    Elle avait crié de surprise, et suffisamment fort pour être entendue de l'extérieur, même si elle ne pouvait s'empêcher de songer à l'embarras dont elle ferait probablement preuve si quelqu'un venait à franchir la porte des toilettes à ce moment là.*

    « Stop stop STOP ! » aboya-t-elle une fois qu'elle eut repris le contrôle de ses émotions.

    Profitant de l'effet de surprise, elle parvint à se dégager. Contre toute attente, la jeune femme ne sembla pas plus étonnée que ça. Elle recula à peine et commença à fouiller ses poches en marmonnant un "attends" presque inintelligible. Toujours prise en sandwich entre cette étrange énergumène et le mur, Tasha n'avait pas d'autre choix que celui d'attendre.

    * [NDA : je viens juste pour dire que cette phrase, sans aucun contexte, c'est de l'or]


  • Après avoir retourné plusieurs fois chaque poche de son jean, elle retira de l'une d'entre elles son téléphone, puis elle tituba jusqu'au lavabo le plus proche afin de s'y appuyer et le lui montrer.

    L'écran affichait la photo d'une femme aux longs cheveux bruns, dont le visage rond était illuminé par un immense sourire qui faisait briller ses grands yeux bleus. Elle avait des airs de mannequin. La photo avait rendu flou le décor autour d'elle, mais laissait imaginer un lieu d'une grande beauté.

    « On dirait une actrice hollywoodienne » pensa Tasha.

    Comme pour lui répondre, la jeune femme brisa une nouvelle fois le silence :

    « C'est J... Janis, dit-elle, toujours secouée par un hoquet régulier. C'est m... mon a... mon actrice. »

    Tasha releva brusquement la tête. Elle était donc bel et bien actrice, comme Natalia. Mais qu'est-ce que tout ça avait à voir avec elle ? "Son" actrice, avait-elle dit... et pas "sa petite amie"... Était-elle à côté de la plaque depuis le départ ? Et dans tous les cas, qu'est-ce que cette jeune femme pouvait bien lui vouloir de toute façon ?

    Elle replongea son regard au sein des yeux figés de la fille sur la photo. Soudain, elle crut comprendre l'origine de cette situation. Malgré la différence de charisme, de posture et, bien évidemment, toutes les différences liées à la structure du visage, cette Janis - jeune, brune aux yeux bleus - entretenait une ressemblance étrange avec Tasha. C'était léger, mais tout de même présent. Et l'état d’ébriété dans lequel se trouvait cette femme avait sans doute contribué à faire prendre à ce minuscule détail des proportions gigantesques.


  • Elle aurait voulu formuler toutes les questions qui lui trottaient dans la tête, mais la jeune femme retira brusquement sa main, rangea son téléphone, et se mit à faire les cent pas, en zigzaguant d'un bout à l'autre de la pièce.

    « On avait un ... un projet ... et elle m'a laissée en plan! Maintenant c'est ... c'est fi...fichu ! Toute cette or... ganisation pour ... pour rien ! »

    Son monologue tragique cessa pile lorsqu'elle s'arrêta de nouveau devant Tasha.

    « Sauf... si tu m'aides. »

    Nouveau silence, régulièrement entrecoupé par son hoquet entêtant. Elle se tenait désormais droite comme un piquet et la fixait dans les yeux sans ciller. Quelle étrange jeune fille...

    « Je suis vraiment désolée, commença Tasha, je n'ai rien d'une actrice - l'une de mes amies fait ça, je lui en parlerais si vous voulez...

    Elle était instinctivement repassée au vouvoiement.

    ... Mais j'ai à faire, je ne peux pas me permettre de...

    - Tu meeeens ! »

    Interloquée, elle cessa son flot d'excuses.

    « Tu mens... je sais... très bien que... que quand on tr... traîne dans les bars à d... deux heures du m... matin en plein mi... milieu de la semaine, c'est qu'on à r... rien d'autre à faire. »

    Touché. Tasha ne voyait pas vraiment quoi répondre. L'étrange jeune femme dû prendre son silence pour un énième refus de coopérer, car elle se rapprocha si près que la brune put de nouveau goûter à ses multiples Concentrés d'Erreur au travers de son haleine. Elle s'empressa de prendre la parole en premier :

    « Écoutez, ce n'est peut-être pas le moment idéal pour négocier...

    - Est-ce que j'... j'ai l'air de plaisanter ? L'interrompit-elle.

    Tasha ne voyait pas tellement le rapport, la conversation ne menait apparemment nulle part et cela commençait sérieusement à lui taper sur le système, si bien qu'elle renonça à se contenir plus longtemps.

    - Tu as bu ! Tu es saoule ! S'enflamma-t-elle. On arrivera à rien c'est... 

    - Toi aussi ! » Répliqua la jeune femme.

    Ce qui eut le mérite de rappeler à Tasha sa confusion, son léger mal de tête ainsi que la rougeur de ses joues réagissant plus que jamais à la chaleur moite qui régnait dans tout le bar, et plus précisément dans un lieu confiné comme les toilettes. Elle avait bu elle aussi et elle était loin d'en ignorer les effets. Plus lasse que jamais, elle se découragea en sentant peu à peu la fatigue la gagner.

    « Et alors, tu comptes faire quoi ? »

    En réponse, la jeune femme leva un doigt signifiant "ne bouge pas d'ici" et dégaina de nouveau son téléphone. A ce moment, Tasha sut qu'elle venait d'embarquer pour une très longue nuit.


  • Tasha ignorait à qui cette fille parlait, mais leur conversation fut pour le moins étrange. Elle commença par un "Tu dors?" relativement déplacé puisque la personne au bout du fil avait vraisemblablement décroché, puis vint un court instant où elle tenta de convaincre son interlocuteur qu'elle avait trouvé "une nou-nouvelle Janis aussi m... mieux que l'autre !". Cela s'éternisa plus ou moins en passant par une apparente dispute lors de laquelle elle vociférait des "Mais oui j'... j'ai bu ! T'en aurais fait autant !". Lorsque le calme revint, la jeune femme demeurait muette à l'exception de quelques "hum-hum" accompagnés de hochements de tête.

    Finalement, au bout de plusieurs longues minutes, elle décolla l'appareil de son oreille et tenta d'appuyer sur le bouton de fin d'appel. Après l'avoir manqué exactement sept fois, la huitième fut la bonne. Elle se tourna vers Tasha.


  • « Tu t'appelles co... comment ?

    - Tasha.

    - En ... chantée. Je suis Élé.

    - Hélée ?

    - Pour Élé... Éléanore... Mais per... personne ne m'appelle Éléanore. Sau... sauf pour faire des blagues nulles.

    - Des blagues nulles ?

    - É... Éléanormale. Ou Éléalcoolique. »

    La dernière manqua de lui arracher un éclat de rire, qu'elle fit maladroitement passer pour un raclement de gorge. Éléanore sembla ne rien remarquer. Cette dernière semblait s'être perdue dans la contemplation béate de son reflet dans le miroir.

    « Euh ... Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? » demanda Tasha.

    La jeune femme sursauta en revenant brutalement à la réalité.

    « Oh ! On a ren... rendez-vous à la Rue d... Rue de la grande voile, juste devant le pont, d... dans quinze minutes, avec toute l'équipe... »

    Elle se tût un court instant, comme pour réfléchir à quelque chose, puis elle empoigna la poignée de la porte.

    « Viens. »

    Tasha la suivit sans broncher.


  • Une fois à l'extérieur, Tasha ne put s'empêcher de ramener ses bras contre son corps, tremblante de froid. Elle avait passé tant de temps dans ce bar chauffé à bloc que le froid tranchant du vent et les gouttes de pluie glacées tombant par centaines sur ses épaules lui firent l'effet d'un choc électrique.

    Éléanore ne semblait pas le moins du monde affectée par le climat. Elle tentait tant bien que mal de garder l'équilibre tout en faisant de grands gestes aériens en direction des taxis, qui traçaient leur chemin, lumières éteintes. Malgré l'heure tardive, la circulation ne faiblissait pas le moins du monde sur le béton ruisselant d'eau de pluie, et pourtant, aucun taxi ne daignait ralentir. Le regard de Tasha se perdit dans le lointain, elle pensa à son chat, perdu dans cet environnement hostile qu'il ne connaissait guerre, jusqu'à ce qu'Éléanore finisse par revenir vers elle, la mine renfrognée.

    « Y'en a aucun qui s'arrête ! » Geignit-elle.

    Tasha apprécia chaque mot de cette phrase miraculeusement dépourvue de hoquet, malgré le sombre destin que sa signification leur réservait à toutes les deux.

    « On va devoir marcher, répondit-elle, tu sais où c'est ?

    - Bien sûr ! » s'exclama Éléanore, arborant une confiance agrémentée de fierté qui parurent hautement suspectes à Tasha, mais avait-elle le choix ?


Carrot