• Elles entamèrent la marche. Tasha regrettait à présent sincèrement de ne pas s'être équipée d'un parapluie, et accessoirement, de ne pas être le genre de filles à sortir équipée d'un sac à main. Elle regarda sa nouvelle amie qui gambadait gaiement, joyeuse d'ouvrir la marche. Elle semblait totalement indifférente à la fraîcheur de cette nuit d'automne et au prodigieux déluge qui leur pleuvait sur la figure depuis maintenant plusieurs heures. Étrangement, la regarder braver la pluie et le vent avec une telle aisance semblait diminuer sa propre sensation du froid, comme s'il n'était qu'un concept qu'on pouvait choisir d'ignorer. Pourtant, cela n'empêchait pas ses dents de claquer.

    Elle détourna la tête et contempla les lumières de la ville. Elle pensait à Natalia. Leur altercation n'avait eu lieu que quelques heures plus tôt mais elle avait l'impression d'avoir vu plusieurs jours s'écouler depuis. L'alcool déformait-il à ce point sa notion du temps qui passe? Ou bien était-ce simplement la fatigue?

    Elle méditait sur la question lorsqu'elle manqua de rentrer dans une Éléanore inerte*, plantée comme un arbre à l'orée d'un carrefour.

    « Hé ! Qu'est-ce que tu fais ? Fais attention ! »

    Pas de réponse. Elle contourna la jeune femme, s'attendant presque à la découvrir endormie debout. Elle ne rencontra qu'une expression d'extrême concentration ne présageant rien de bon.

    « Tu t'es perdue, c'est ça ? » soupira Tasha.

    « ABSOLUMENT p... pas ! Répondit-elle. C'est paaaaar... »

    Elle effectua un geste circulaire du doigt en faisant mine de surplomber le carrefour. Tasha réalisa avec désarroi que ce mouvement cyclique semblait fortement s'apparenter à une variante du "plouf-plouf"

    « LÀ ! » s'exclama-t-elle finalement avant de filer dans cette direction; ne laissant à Tasha aucun autre choix.

    * NDA : Je vous met au défit de dire "une Éléanore inerte" le plus vite possible 10 fois de suite sans vous tromper.


  • Elles avaient marché longtemps. Les quinze minutes fixées pour le rendez-vous étaient largement écoulées et Tasha commençait à se demander si, quand bien même elles finissaient par trouver le point de rendez-vous, elles y rencontreraient qui que ce soit. Et ce n'était pas le seul problème sur la liste. Entre autres, la fatigue commençait sérieusement à se faire sentir, et gagnait du terrain entre chaque foulée. Elle était également trempée jusqu'à la moelle des os, et redoutait d'attraper une pneumonie nerveuse du cerveau généralisée.

    Il ne lui fallut qu'une dizaine de mètres supplémentaires pour décréter qu'elle n'en pouvait tout simplement plus. Elle réunit néanmoins ses dernières forces pour accélérer la marche le temps de rattraper Éléanore - qui avait également perdu une grande partie de sa vigueur - de la saisir par les épaules et de la tourner vers elle de force, la poussant à s'immobiliser.

    « Écoute, je sais que ça partait d'une bonne intention, mais au cas où ou tu ne l'aurais pas remarqué, on est totalement perdues. Il ne m'a pas fallu bien longtemps pour comprendre que tu n'avais absolument aucune idée du chemin à emprunter, et surtout ... j'en peux plus. Vraiment. »

    En réponse, Éléanore se contenta de pousser un petit soupir. Considérant le message comme reçu, Tasha la lâcha* et s'éloigna de quelques mètres afin de reprendre son souffle. C'est alors qu'elle entendit un bruit mat. Lorsqu'elle se retourna, elle vit sa compagne assise à même le sol trempé et comprit sans mal qu'elle venait de s'y laisser tranquillement tomber. Elle n'hésita qu'un court instant avant de faire de même. Leurs vêtements étaient déjà fichus de toute façon.

    * NDA :"Tasha la lâcha" 10 fois très vite sans vous tromper


  • Elle poussa le vice jusqu'à s'allonger sur le dos, les yeux tournés vers le ciel, en espérant pouvoir contempler les étoiles. Malheureusement, elle n'était plus en banlieue de la petite ville canadienne l'ayant recueillie pendant plusieurs années. Le ciel chargé de nuages, rendus orangeâtres par la pollution lumineuse, lui souhaitait avec tristesse un bon retour chez elle. Une goutte de pluie dans l’œil la fit se redresser. À côté d'elle, Éléanore admirait les lumières du quartier qu'elles surplombaient. Elle décida de l'imiter.

    « J'aime bien la ville la nuit. Déclara Élé, qui semblait avoir repris le contrôle total de ses cordes vocales. Quand on plisse les yeux, toutes les lumières font comme de grosses étoiles. »

    L'innocence enfantine de sa remarque fit sourire Tasha, qui s'essaya à l'exercice avec amusement.

    « Regarde là-bas, continua-t-elle, ce gros truc jaune, il brille plus que tout le reste ! Quand ma vision est floue on dirait une planète ! »

    La jeune femme acquiesça, puis sa vision se fatigua. Elle abandonna cette gymnastique oculaire et son regard se perdit dans la chaleureuse lueur que lui indiquait Élé. La curiosité l'emporta et elle finit par prendre la parole :

    « J'ai jamais vu quoi que ce soit briller autant... ça doit être extrêmement lumineux de près ! Tu sais où c'est ? »

    Éléanore réfléchit un moment, puis s'exclama

    « Ah oui ! C'est une petite boutique qui vend tout un tas de gadgets bizarres, et de bouquins pour gosses. Ils louent même des DVDs. Je le sais parce que j'emmenais mon petit frère là bas quand il était plus jeune.

    Tasha hochait la tête au fil des explications. Au bout d'un certain temps elle n'écoutait plus que d'une oreille.

    - Je ne sais pas pourquoi ils ont une applique lumineuse si grosse, ça doit leur coûter une fortune en électricité... mais au moins ça se repère à des kilomètres. C'est comme un petit phare... une fois quand je m'étais complètement perdue en cherchant une autre boutique, j'ai aperçu cette lumière et j'ai instantanément su où j'étais ! C'est à seulement quelques rues du grand pont, on y accède en quelques minutes et à partir de là j'ai pu retrouver mon chemin sans pro... »

    Elle s'interrompit brusquement lorsqu'elle réalisa que Tasha venait de bondir sur ses pieds.


  • « Par pitié dis moi que c'est une blague ! » S'écria cette dernière, hors d'haleine.

    Élé se contentait de la regarder, les yeux ronds.

    « Le grand pont ! C'est là où on avait rendez-vous ! Bordel Élé tu sais où c'est ! Tu le savais depuis le départ ! »

    Elle put assister en direct à l'évaporation de l'étonnement dans les yeux d'Éléanore. Étonnement qui se changea successivement en réalisation brutale, puis en inquiétude mêlée de culpabilité. Tasha ne doutait pas du fait que la pauvre jeune fille n'ait même pas réalisé, mais à l'heure actuelle elle avait besoin de passer sa colère sur quelqu'un.

    « Dépêche-toi ! S'ils sont partis on aura fait tout ça pour rien ! Montre-moi le chemin ! Comment on s'y rend !? »

    Paniquée, seuls quelques "euuuh" précipités sortirent de sa bouche en premier lieu, puis ses yeux se bloquèrent sur un coin de rue, et elle partit en courant dans cette direction. Tasha la suivit aussitôt.


  • Elles ne passèrent même pas devant la boutique de gadgets. À mi-chemin, la mémoire sembla revenir à Élé et elle sprinta de plus belle (malgré sa tendance à zigzaguer et à se prendre les pieds dans les rebords de trottoirs et bouches d’égout) dans une direction qui cette fois parut sûre. La jeune femme semblait si désireuse de racheter sa bêtise qu'elle fonçait à une vitesse folle, manquant parfois de semer son amie. Elles arrivèrent rapidement dans une zone beaucoup plus fréquentée, où elles croisaient de temps à autres des groupes de jeunes gens interloqués par une telle agitation. Tasha se crispait à chaque nouveau visage dépassant d'un coin de rue, se demandant s'ils s'agissait d'un membre de la mystérieuse équipe. Malgré sa réticence passée, elle était désormais étrangement soucieuse de faire bonne impression, sans réellement savoir pourquoi.

    Quand soudain, au détour d'une rue, Éléanore stoppa net - obligeant une nouvelle fois Tasha à freiner en urgence pour éviter de lui percuter le dos.

    Elle tourna la tête et eut a peine le temps d'apercevoir plusieurs silhouettes, apparemment sur point de monter dans une voiture située au bout de la rue dans laquelle elles venaient de s'engager. Élé semblait au bord de la panique.

    Ce fut au moment où la dernière silhouette s'engouffra sur le siège conducteur que la jeune femme prit une grande inspiration et poussa un cri déchirant :

    « CÉLEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEESTE !! »

    Malheureusement pour Tasha, elle n'eut que trop tard le réflexe de se boucher les oreilles. Le cri se répercuta entre les immeubles, et la voiture, qui commençait à peine à se mouvoir, s'arrêta net.


  • La porte côté conducteur s'ouvrit et la silhouette en ressortit. Tasha ne discernait qu'une vague forme humaine, aveuglée par les phares et le rideau de pluie la séparant de la scène. Pourtant elle crut entendre des cris, et la personne sortie de la voiture sembla soudain prise d'une sévère crise de spasmophilie. Elle gesticulait dans tous les sens, sans doute sous le coup de la colère.

    Éléanore se tourna vers Tasha et lui adressa un regard qu'elle ne put déchiffrer avec certitude (sans doute étais-ce un "je suis désolée" ou bien un "on va tour mourir un jour de toute façon") avant de partir en courant en direction de la voiture désormais immobile.

    Il fallut un certain temps à Tasha pour réagir et suivre le mouvement. Lorsqu'elle arriva à la hauteur de la scène, elle put enfin discerner la nature des cris incessants qu'elle entendait depuis si loin.


  • La pauvre Éléanore était immobile, tête baissée, face à une jeune femme aux cheveux courts accoutrée d'une tenue relativement peu adaptée à la saison et coiffée d'un chapeau melon. Dire que cette dernière semblait en colère aurait été un insignifiant euphémisme. Son expression faciale était la définition même de la rage. Ses gestes furieux et désorganisés donnaient une impression étrange, comme si son intention première était de rouer la pauvre jeune femme de coups mais qu'un mur invisible lui rendait la tâche impossible. La sonorité intenable de ses cris aurait éveillé chez n'importe quel individu normalement constitué des maux de tête ravageurs, mais la gravité des dégâts causés par les décibels était sans doute bien maigre comparée à l'impact qu'ont dû avoir ses mots sur Élé.

    « ... Est-ce que tu sais seulement combien de temps on a attendu !? Hurlait la jeune femme. On serait partis il y a des heures si on avait pas eu à ranger tout le matériel !! Et maintenant on devrait tout ressortir pour tes beaux yeux !? Qu'est-ce qui m'a pris de m'associer avec une demeurée pareille !! Toujours à biberonner une bouteille ! T'es aussi utile sur ce tournage qu'un putain de parasite sur l'objectif d'une caméra ! Pourquoi t'es jamais fichue de faire les choses correctement !? »

    Elle fit une brève pause pour reprendre sa respiration. Élé en profita pour placer un "désolée..." sur un ton absolument pitoyable. Sa voix semblait à deux doigts de se briser complètement.

    « POURQUOI est-ce que je m'évertue à te faire confiance ! Tu gâches toujours tout !! C'est à peine croyable !! T'as toujours pas compris que c'est pas en te déchirant la gueule que t'allais te rendre utile !? A quoi tu sers là hein ?! A QUOI tu SERS ? Et te mets pas à pleurer s'il te plaît, ça n'arrangera pas ton cas ! Qu'est-ce qu'on fait maintenant, hein !? Tout est rangé ! Va demander à Shev' qui a failli ruiner ses produits ! Va demander au gosse s'il a apprécié de trimbaler les trépieds et les projos jusqu'au magasin d'en face ! Va demander à Fred s'il en a pas ras-le-cul de tes déboires à la con ! Qu'est-ce qu'on fait, là ?! Tu peux me répondre ?? QU'EST-CE QU'ON FAIT ?! »

    Tasha resta sans voix, sidérée par la violence de la scène. Du début à la fin, elle ne put détacher ses yeux du visage de la jeune femme. Sa bouche ne tenait pas en place, elle se tordait à cent à l'heure sur un débit de paroles à la limite du compréhensible, ses yeux lançaient des éclairs, et une veine gonflée palpitait furieusement sur sa tempe.

    Ce ne fut que lorsque l'incroyable débit de paroles commença à se tarir qu'elle remarqua une autre silhouette, puis une troisième sortant de la voiture. La plus proche s'approchait à petite foulées, au rythme d'une course absolument ridicule, qui aurait sans doute fait beaucoup rire Tasha si la situation s'y prêtait.

    Lorsqu'elle fut suffisamment proche, elle put discerner un homme qui semblait légèrement plus âgé qu'Élé ou Céleste. Ses vêtements froissés, son visage mal rasé et les cernes sous ses yeux indiquaient qu'on avait dû le réveiller en pleine nuit. La buée sur ses lunettes masquait en partie ses yeux. Il cessa sa course à proximité de la scène et plaça une main se voulant apaisante sur l'épaule de la harpie, qui se dégagea aussitôt. Elle se tourna vers lui, lui lança un regard d'une noirceur abominable, puis s'éloigna en donnant d'impressionnants coups de pied dans les cailloux ayant eu la malchance de se trouver sur son chemin.


  • La silhouette de la femme enragée s'était quelque peu éloignée, elle avait fait un léger détour afin de s'égosiller sur un jeune homme qui semblait avoir les épaules beaucoup plus solides qu'Élé. Il hocha plusieurs fois la tête et finit par partir en courant dans la direction qu'elle lui indiquait.


  • En face des deux jeunes filles, l'homme à l'air fatigué ne réagit pas tout de suite. Il lança un regard désolé en direction d'Éléanore. En s'approchant un peu plus de la scène, Tasha passa devant son amie et put apercevoir son visage dégoulinant.

    La pluie n'était pas la seule responsable, comme pouvait en témoigner la torsion des traits de son visage ainsi que le rythme de secousse de ses épaules.

    Contre toute attente, l'homme contourna la pauvre Élé et se dirigea d'abord vers Tasha.

    « Bonjour, tu dois être la ... remplaçante de Janis. »

    Sa voix était douce, son ton était formel et posé. L'opposé total de la furie blonde de tout à l'heure. Elle hocha la tête.

    « Je suis désolé que tu aies dû assister à ça ... C'est ... quelque chose d'assez courant, mais pas comme tu l'imagines. Et ... Il jeta un nouveau regard désolé en direction d'Élé, généralement ça ne va pas jusque là. »

    Nouveau hochement de tête. Elle ne savait pas vraiment quoi dire et ne se sentait pas en mesure d'utiliser sa voix. L'homme commença à se rapprocher d'Éléanore. Au dernier moment, il se tourna une nouvelle fois vers Tasha

    « Pour le moment, je te conseille d'aller voir Shevon - c'est la fille aux cheveux bleus - pendant qu'on s'occupe de constater les dégâts et d'essayer de gagner le plus de temps possible. Si Céleste donne son feu vert on va devoir réinstaller tout le matériel, jusque là ça risque de prendre du temps. Encore désolé. »


  • Toujours sous le choc, Tasha se mit en mouvement et commença à parcourir la distance la séparant du reste de l'équipe, toujours à proximité de la voiture. En chemin, elle constata la jeune femme ivre et en pleurs dans son dos, ainsi que la furie prénommée Céleste... Ayant trouvé refuge un peu plus loin, cette dernière s'évertuait à évacuer son intarissable colère à grands coups de pieds contre une poubelle en métal.

    Il était près de trois heures du matin. Elle était seule, au milieu d'une partie de la ville qui lui était inconnue, avec pour seule compagnie une belle bande de bras cassés étrangement caricaturaux.


Carrot