• Elle demeura ainsi immobile pendant quelques instants, à contempler sa propre image, qui le lui rendait bien. À partir de ce moment, elle se sentit peu à peu perdre pied. Il ne lui en fallut pas plus pour que quelque chose au plus profond d'elle même, qu'elle pensait jusque là éteint, se ravive. 

    La femme qui lui faisait désormais face n'avait plus rien à voir avec elle. Son regard était dur, tranchant, inquisiteur. Un concentré de haine. Tasha aurait donné n'importe quoi pour s'y soustraire.

    Heureusement pour elle, cette vision ne dura pas. La femme d'âge mur se métamorphosa. Ses traits s'adoucirent, ses rides disparurent, sa silhouette élancée s'affina davantage tandis qu'elle rétrécissait. Bientôt l'adulte avait disparue, laissant place à une petite fille à l'expression terrorisée.


  • Elle sentait son cœur s'emballer à mesure que les souvenirs resurgissaient. Elle aurait reconnu ce visage entre mille, et l'atmosphère de cette pièce, bien qu'enfouie au plus profond de sa mémoire, était trop souvent revenue la hanter au crépuscule, lorsque le soleil déclinant teintait le ciel d'une chaude lueur dorée. Elle était désormais dénuée de meubles, ainsi que de fenêtres. Ce qui était autrefois un havre de paix se transformait devant ses yeux en cage étouffante.

    La jeune fille avait l'air perdu. Elle tremblait, et ne cessait de lui lancer des regards suppliants. Elle tournait parfois la tête vers l'unique porte donnant sur l'extérieur, qu'elle contemplait comme un idéal inaccessible, hors de sa portée. Ses pieds semblaient fixés au sol. Lorsqu'elle reprit enfin le contrôle de ses petits membres et tenta de faire un pas dans sa direction, Tasha, désormais prise de panique, recula vivement. A sa grande surprise, elle se heurta contre une épaisse table de bois.

    « Non, stop ! N'approche pas ! » s'égosilla-t-elle.

    La jeune fille sursauta, et constata avec confusion qu'elle était désormais entourée de meubles identiques à celui que venait de percuter Tasha. L'un d'entre eux barrait désormais la seule issue menant vers l'extérieur.

    Lorsqu'elle se retourna, elle avait les larmes aux yeux.

     


  • « Ne bouge pas ! reprit-elle d'une voix plus douce. Ne bouge surtout pas. »

    La disposition de la pièce changeait à chaque fois qu'elle clignait des yeux. Le silence laissait place à un ensemble de grincements périodiques. En face d'elle, la jeune fille semblait au bord de la panique et, au vu des circonstances, Tasha n'en était pas loin non plus. Pourtant, elle tenta instinctivement de réprimer sa peur et d'apaiser son ton.

    « Reste où tu es, s'il te plaît. »

    Le silence était atrocement pesant. La pièce vide et raisonnante se transformait peu à peu en espace confiné, où chaque son émit par Tasha se devait de franchir une marée d'obstacles avant de parvenir à sa cible. Quant à la fillette, elle semblait incapable d'user de sa voix. Son image dansait devant les yeux de la jeune femme, comme un fantôme dans la brume. Elle reniflait, sans émettre un son, et sa bouche se tordait parfois en ce qui aurait dû être un gémissement. Elle pleurait réellement désormais, mais Tasha ne devait pas se laisser attendrir.

    « Écoute-moi bien... Je sais ce que tu penses, mais crois-moi tu te trompes. S'il te plaît ne me regarde pas comme ça. »

    L'écart séparant les deux femmes se comblait de plus en plus.

    « J'ai fait ce que j'ai pu ... C'est la vérité. Je suis désolée. »

    Un grincement retentissant se fit entendre. Tasha fit mine de l'ignorer, mais son estomac se noua. Elle voulut parler mais sa voix se brisa sur la toute première syllabe. Après quoi, elle s'emporta.

    « R-Rien de tout ça n'est de ma faute ! Si tu savais... tout ce qui s'est passé depuis... Je ne suis plus celle que j'étais ! Et tout ça à cause de... »

    « À cause de ... »

    Ses paroles devinrent soudainement inintelligibles. Elle s'efforçait de s'expliquer, contraignait sa bouche à articuler dans l'espoir de produire des sons distincts, sans succès. Un barrage invisible avait pris place au fond de sa gorge, filtrant les sons de manière à n'en laisser passer qu'un gargouillis étouffé. Un frisson lui parcourut le dos. Sa vision devint étonnamment brumeuse. Tout cela lui donnait l'impression d'avoir la tête coincée sous l'eau, malgré le fait que le grincement des planches de bois soit toujours parfaitement audible. Néanmoins, comme pour faire écho à ses pensées, l'air commença soudainement à manquer.

    Au bord de l'affolement, elle cligna des yeux sporadiquement. Le visage enfoui dans ses mains, elle se sentit vaciller sur ses pieds, perdre l'équilibre.

    Lorsque enfin elle parvint à redresser la tête et rectifier sa ligne de vision, elle constata avec épouvante que l'attitude de la petite s'était métamorphosée. Malgré l'empilement invraisemblable qui obstruait partiellement son champ de vision, elle put deviner sans aucun doute possible l'expression neutre et froide ornant son visage délicat, aux joues toujours humides.

    La fine bouche aux lèvres rosées s'entrouvrit et, à peines quelques secondes avant que le grincement sonore ambiant ne devienne assourdissant, la jeune femme parvint à entendre les premiers et derniers mots qui s'en échappèrent, dans l'écho d'un murmure :

    « Menteuse. »


  • Elle revint à la réalité dans un violent sursaut, en proie à des maux de tête lui martelant l'arrière du crâne, comme si la carcasse massive une grande bibliothèque venait de lui atterrir dessus. Sa respiration était haletante, et elle était à deux doigts d'éclater en sanglots. Bien heureusement, elle parvint à se contenir de justesse tandis que la pluie battante effaçait ses larmes.

    Lorsque sa vision se rééquilibra, elle croisa le regard de Fred. Ce dernier l'observait fixement en arborant un air interloqué.

    L'atterrissage fut brutal. L'alcool et la fatigue aidant, Tasha s'était laissée emporter par ses rêveries et n'était même pas capable de se remémorer si elle avait effectué le moindre geste ou émis le moindre son lors de son décrochage. Le silence était retombé. Peut-être n'avait-il jamais été brisé. Incapable de prendre la parole, de peur d'enclencher une nouvelle série de réactions malencontreuses, elle se contentait de dévisager son compagnon d'infortune en tâchant de faire en sorte que son regard traduise toute la confusion qu'elle ressentait. Par chance, ce dernier ne fut pas insensible à cet énième signal de détresse. Il balbutia légèrement avant de prendre la parole.

    « Ça... ça n'avait... absolument rien à voir avec ce que je t'ai dit de faire... »


  • Elle sentit une désagréable sensation lui engourdir les joues, tout en étant incapable de déterminer si elle venait de rougir ou de pâlir. Dans tous les cas, elle avait envie de disparaître dans un trou. Fred semblait tout aussi perturbé, mais sans doute pas pour les mêmes raisons. Il avait réellement l'air de ne pas savoir comment réagir. Du tout. Au bout d'un certain temps, il continua :

    « Je ... je ne sais pas trop quoi dire ... Je ne m'attendais pas à une telle improvisation ... c'était ...

    - Fantastique... »

    La voix qui se fit entendre n'était qu'un murmure, qui serait sans doute passé inaperçue si le jeune homme n'avait pas tant hésité à terminer sa phrase. D'un même mouvement, ils tournèrent la tête en direction de Céleste.

    Cette dernière arborait une expression presque neutre, à l'exception de ses yeux grands ouverts, braqués sur Tasha.

    « C'était fantastique. »

    L'entendirent-ils répéter.


  • A plusieurs reprises, le regard de Tasha passa successivement de Céleste, qui la contemplait désormais d'une manière béate, à Fred dont l'expression était à cheval entre la frustration et l'étonnement. En cours de route, elle croisa le regard de Shevon qui, bien qu'elle ne fut visiblement pas aussi affectée que Céleste, exprimait sans retenue une admiration sincère. Ces échanges furent brutalement interrompus lorsque Céleste sortit de sa torpeur et s'empressa de rejoindre Fred.

    « Où est Élé ? Il faut qu'elle voie ça ! S'exclama-t-elle en pianotant frénétiquement sur les boutons de la caméra.

    - C'est à dire que...

    - Ah oui, c'est vrai. »

    Après réalisation, elle se détourna presque instantanément du jeune homme pour se diriger avec la même avidité en direction de Tasha, devant laquelle elle s'immobilisa, avant d'inspirer un grand coup et de la saisir par les épaules avec une force telle que cette dernière ne put s'empêcher de pousser une exclamation contrariée.

    « Je ... c'est ... Félicitations ! J'ai adoré ! C'était dément ! » Sa voix avait pris des intonations enfantines.

    Toujours sous le choc, quelque peu embarrassée et ne sachant quoi répondre, Tasha tenta de hausser les épaules en vain ; ces dernières étant toujours sous l'emprise de la jeune femme. Pendant quelques secondes, elle se surprit à craindre qu'elle ne soit prise d'un élan affectif déplacé. Heureusement, elle finit par relâcher sa prise.

    « Ahem ... Bon écoute, c'est pas garanti qu'on s'en sorte. Le départ de Janis a mis le projet au point mort et on a perdu pas mal de temps par rapport au planning mais... je pense que, si tu nous aides, y'a moyen qu'on s'en tire. »

    C'était peut-être la première fois de la soirée qu'elle voyait Céleste sourire. Suite à quoi son enthousiasme reprit le dessus et elle manqua de la secouer de nouveau.

    « Donne-moi ton téléphone, je te donne mon numéro et je te contacterai sous peu. T'as plutôt intérêt à répondre ! Hors de question que tu nous files sous le nez. »

    Lors de cette déclaration, Tasha avait mollement commencé à fouiller ses poches, sans succès.

    « J'ai dû l'oublier chez moi ...

    - Tu connais ton numéro ? »

    Elle hocha la tête. Céleste sortit son propre téléphone et le lui tendit. Elle tapa timidement chaque chiffre, en redoublant de concentration afin d'être absolument sûre de ne pas commettre d'erreur. Puis elle rendit l'appareil à sa propriétaire qui, à son tour, pianota sur les touches.

    « Voilà ! S'exclama-t-elle en le rangeant. T'es dans la boîte ! »

    Fred les avait rejoints. Il semblait aussi déconcerté que Tasha elle-même. D'un regard, Céleste lui fit comprendre qu'elle avait pris ça décision, suite à quoi elle effectua un rapide tour sur elle même et se dirigea vers la voiture, en faisant signe à toute la petite équipe de la suivre. Shevon opina et suivit le mouvement, laissant une nouvelle fois Tasha seule avec Fred.


  • Quelques secondes s'écoulèrent lors desquelles ils se dévisagèrent sans ciller.

    La jeune femme n'avait qu'une seule idée en tête : proférer la question qui lui brûlait les lèvres : Qu'est-ce que c'était que ça ? Elle hésita un instant, ce qui entraîna une multiplication de variantes faisant écho à son questionnement originel : Que s'était-il passé ? Qu'avait-elle dit ou fait lors de son moment d'absence ? Avait-elle réellement joué la scène du script ? Elle fixa de plus belle les yeux verts inquisiteurs qui lui faisaient face, et n'y perçut que le reflet de ses propres interrogations.

    Fred ne partageait pas l'enthousiasme candide de ses camarades. Elle sentit son estomac se nouer lorsqu'elle réalisa qu'elle redoutait davantage le jugement de celui qui l'avait poussée à l'action que tout ce qui pouvait concerner sa performance, sur la carte mémoire, ou dans la tête de Céleste.

    Comme conscient de son effet néfaste sur la jeune femme, Fred tourna la tête, rompant brusquement le contact visuel. Au loin, ils entendirent le moteur de la voiture ronfler.


  • « Tu as besoin qu'on te ramène ? » Finit-il par demander.

    Il ne daigna reposer les yeux sur elle qu'une fois le silence retombé. La jeune femme sentit son ventre se nouer de plus belle. Bon sang, était-ce médiocre à ce point ? Elle consentit tout de même à donner une réponse hésitante.

    « Je ... Je peux me débrouiller... en métro. Je pense.

    - Où est-ce que tu vis ?

    - À proximité du Parc Marina.

    - La station la plus proche est à une trotte... Déclara-t-il après réflexion. On peut te déposer, ça ne nous fait faire qu'un très léger détour.

    - Non je ... c'est pas un souci. Vous êtes déjà nombreux...

    - A l'arrivée on était quatre à s'entasser sur la banquette arrière, mais deux d'entre nous sont partis, il ne reste que Céleste, Élé, Shevon et moi. Céleste est au volant et on a mis Élé à la place du mort... ou plutôt de l'ivre-mort. Elle ne te vomira pas dessus, je te le promet. » Attesta-t-il avec un mince sourire.

    Ne sachant pas quoi répondre, Tasha acquiesça à contre-cœur d'un léger hochement de tête, suite à quoi Fred lui fit signe de le devancer. Elle s'exécuta. 


  • Lorsqu'ils parvinrent à proximité de la voiture, Tasha entra la première et s'installa à côté de Shevon, qui lui adressa un sourire fatigué. Fred, qui fermait la marche, s'engouffra à son tour à l'intérieur et claqua la porte.

    Assise au volant, Céleste régla son rétroviseur, non sans décrocher à Tasha un regard emprunt de satisfaction. Cette dernière détourna les yeux.

    Elle observa un instant la silhouette inerte d'Éléanore qui remua légèrement lorsque le véhicule se mit en marche. Elle passa le restant du trajet à contempler avec mélancolie les gouttes de pluie maculant le pare-brise avant de se faire évacuer par le mouvement mécanique des essuie-glaces.


  • Lorsqu'ils arrivèrent à destination, Céleste stationna la voiture le long de la place, à proximité de l'immeuble. Fred descendit du véhicule afin de laisser à Tasha la place d'en sortir. Tout le trajet s'était déroulé dans un silence absolu, et la jeune femme se sentait anxieuse à l'idée de le briser. Pourtant, lorsque Fred resta immobile près de la portière, elle sut qu'il était temps d'exprimer sa gratitude, tout en prenant garde à dissimuler son abattement.

    « Merci pour tout, déclara-t-elle simplement.

    - De rien, c'est normal, répliqua-t-il avec un sourire poli.

    - Et bien... à la prochaine, j'imagine.

    - Compte là-dessus. Rentre bien, et repose-toi, tu en as besoin. »

    "Tu en as besoin". Elle ne s'épargna pas le luxe de faire l'inventaire de tous les reproches cachés que pouvait potentiellement dissimuler cette fin de phrase, sans penser une seule seconde à sa signification littérale, à l'heure très avancée de la soirée ou encore, à son degré incontestable de fatigue physique.

    Elle hocha la tête tandis que le chuintement d'une vitre baissée retentit.

    « Bye Tania ! » Lança Céleste d'un ton enjoué tandis que Fred entrait dans le véhicule.

    Une poignée de secondes plus tard, la voiture démarrait en trombe et disparaissait dans la nuit.


Carrot